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Père DEVRAINNE

LE père Chanlon vieillissait (il avait 75 ans), les pères et les sœurs également, ils commençaient, il faut l’avouer, à être dépassés. La France se modernisait et de nouvelles méthodes dans le monde de l’éducation commençaient à prendre corps. Il fallait céder cette œuvre à d’autres, qui dès 1922, prirent possession de l’orphelinat. Voici ce qui s’est passé !

C’est en 1921 que le très bon père Déhon, fondateur et supérieur général de la congrégation des prêtres du Sacré-Coeur de Saint-Quentin, reçut un vibrant appel au secours du père Chanlon.

Le père DEHON

Le père Déhon, au sens social si averti, répond affirmativement et c’est cette même année que les pères du Sacré-Cœur arrivent à Domois avec quelques élèves de l’école de vocations tardives Saint-François-Xavier qui, tout en continuant leurs études, assureront les surveillances des enfants. L’œuvre de Domois, “son œuvre”, vivra !

Le bon père Chanlon est heureux ! Mais dans quel état les pères du Sacré-Cœur trouvent l’orphelinat et les orphelins... Ecoutons le père Devrainne, qui prit la direction de l’orphelinat.

Lorsque nous sommes arrivés à Domois, nous n’avons trouvé qu’un seul prêtre, l’abbé Richard, qui était aidé par un prêtre “amateur” Il n’avait comme personnel qu’une vieille institutrice de plus de 61 ans et la sœur Marie qui surveillait le dortoir et l’imprimerie.

Ajoutons M. Morisot qui dirigeait l’imprimerie et M. Payen qui était à la ferme. Cela faisait, avec trois autres sœurs, chargées de la cuisine et du linge, huit personnes âgées et plus ou moins expertes, pour prendre soin d’une centaine d’orphelins. Il fallait également qu’elles s’occupent de la ferme, de l’imprimerie, du jardin, etc... L’état du matériel et même moral était pitoyable.

Dès la première semaine j’ai dû faire remettre plus de cent carreaux (que les petits orphelins avaient sans doute pris pour cible à leurs heures de loisirs). Il n’y avait pas de chauffage, en dehors de la salle de classe et de l’imprimerie où il y avait un poêle au milieu de la pièce.

Il n’y avait pas d’électricité, juste un vieux système à l’acétylène qui gelait chaque hiver, pour l’imprimerie et les salles de classe. Le reste était éclairé avec des lampes à pétrole ou parfois à la bougie.

Nous avons dès la deuxième année installé nous-mêmes, par économie, l’électricité dans toute la maison.

Ce fut le père Roblot qui dirigea les travaux. Les toitures étaient dans un état lamentable, il pleuvait au réfectoire et au dortoir...

Le père ROBLOT

En constatant cet état de fait, le père Devrainne s’écria : “On ne peut rester là !” Il y resta pourtant ! (encore un homme qui avait la foi, pas uniquement envers son Dieu mais aussi envers les enfants qui avaient besoin de lui).

La literie était infestée de punaises et notre premier travail, le lendemain de notre arrivée, fut de passer nos lits au pétrole, afin de les désinfecter. Les cabinets chez les orphelins consistaient en une tinette disposée sur le palier mais qui, n’étant pas vidée, laissait couler son trop plein dans tout l’escalier. Au milieu du grand dortoir, un coin avec un trou servait de grand cabinet. Les enfants marchaient pieds nus dans la... marchandise et souillaient leurs draps.

Le vestiaire des enfants était nul ou à peu près. Ils n’avaient pas plus de deux chemises chacun et dans quel état ! A tel point que lors d’une promenade où les enfants furent trempés, nous avons été obligés de les mettre au lit complètement nus... car ils n’avaient pas de rechange.

Le groupe du père DEVRAINNE

Le père Devrainne poursuit : Mgr Landrieux qui, au début était très froid, devint un ami de Domois dans les années qui suivirent. Il avait pourtant nommé le père Chanlon, chanoine titulaire de la cathédrale de Dijon. Il attendait peut-être de voir ce que ces jeunes prêtres, arrivant avec de nouvelles méthodes de modernité, étaient capables de faire. Nous allons voir qu’ils ont fait aussi beaucoup de choses pour le bien des orphelins qu’ils aimaient.

Après avoir eu plusieurs rencontres avec notre évêque et lui ayant expliqué la situation où se trouvait l’orphelinat et ce que nous avions l’intention de faire, il changea son comportement vis-à-vis de nous. Il m’invita même plusieurs fois à déjeuner, ce qui me permit de lui rendre compte de l’avancement de notre projet. Il n’était plus “honteux” m’a-t-il dit, quand il voyait passer notre voiture dans Dijon, tellement le cheval et l’attelage qui transportaient les enfants étaient autrefois misérables...

Voilà ! Comment débute la deuxième naissance de l’orphelinat de Domois pris en charge par les pères du Sacré-Cœur.

Au jour où je relate ce qui s’est passé à Domois depuis son ouverture, je ne possède pas grand chose concernant la période des années 1922 à 1940. Mais je peux vous présenter les témoignage d’anciens orphelins qui, comme le premier sont dignes de foi, et où chacun pourra voir en lui, le sien.

Il faisait froid, l’automne 1927 tirait à sa fin. Un homme grand, mince, une forte moustache aux pointes relevées, descendit du train, traînant derrière lui un garçon d’une dizaine d’années. Tous deux avaient l’air triste, comme si le temps avait déteint sur eux. Pour le père, en effet, c’était la séparation : il amenait le gamin pour le confier à des mains charitables, mais étrangères. Le garçonnet, quant à lui, ne comprenait pas encore, mais il pressentait que quelque chose allait se passer qui ressemblerait à une catastrophe.

Jamais il n’avait quitté sa famille, ce gosse, ni son “pays”. C’était la première fois qu’il prenait le train. Aussi, passée la joie de monter dans ce véhicule étrange pour faire son premier grand voyage - de Besançon à Dijon - une sorte d’inquiétude l’envahissait.

Nous voici arrivés, dit le père ; il faut que nous trouvions la maison des sœurs, pour qu’on t’emmène à Domois.

La catastrophe se précisait, confuse encore mais certaine.

- La maison des sœurs, rue Condorcet, s.v.p. Monsieur ?

- Vous y êtes, mon brave Monsieur ; environ cent mètres sur le trottoir de droite ; vous verrez un portail : c’est là.

- C’est votre garçon ?

- Oui, c’est mon dernier.

- Bonjour M’sieur.

- C’est pour Domois ? - Oui !

- Oh, il sera très bien là-bas ; les pères et les soeurs y sont très gentils. Tenez, je vais vous accompagner.

Quelques minutes encore et nous voilà devant la résidence des sœurs. Un coup de sonnette discret et notre charitable compagnon annonce : - Une visite, c’est pour Domois.

Une petite femme, la concierge, nous ouvre la porte, tandis que l’inconnu prend congé poliment.

Après les présentations d’usage, la petite vieille nous fait entrer, mon père et moi, dans un petit parloir, nous disant que nous n’aurions pas longtemps à attendre, le laitier devant arriver d’un instant à l’autre.

Et ce sont les dernières recommandations paternelles avant la séparation. La femme avait dit vrai : j’entendis bientôt un bruit de sabots venant de l’extérieur et un roulement de carriole : roulement sourd, lent, presque lugubre, puis... plus rien.

De nouveau la sonnette s’agita et la porte cochère s’ouvrit pour donner passage à un homme, jeune encore, moustache légère, petit béret sur la tête, avec un accent traînant qui m’étonna et me fit dévisager l’inconnu.

- Bonjour, Monsieur ; c’est vous qui amenez un orphelin à Domois ?

Ce mot “orphelin” je l’avais déjà entendu, mais jamais il ne m’avait frappé comme à ce moment ; ce mot avait quelque chose de dur, d’inhumain presque. Et mon papa ? Allait-il m’abandonner lui aussi ? Ainsi, je n’avais plus de maman, mais mon papa, lui, il n’était pas mort ; pourquoi allait-il me laisser partir seul avec des inconnus ?

J’en étais là dans mes réflexions amères, mais je n’eus pas le temps de les approfondir.

La soirée s’avançait, plus froide encore, plus lugubre aussi.

- Allez, mon petit, au revoir, sois bien sage ; je reviendrai bientôt pour te voir et demander aux sœurs si tu es gentil. Au revoir mon chéri. A ce moment je sentis sur ma joue quelque chose comme des larmes. Oui, mon père pleurait.

D’un pas qu’il aurait voulu ferme, mon père en s’éloignant, se retourna encore une fois : - Au revoir, mon petit, à bientôt ! La lourde porte se referma... mais elle se ferma pour toujours sur mon pauvre père. Je ne devais plus le revoir sur terre.

C’était donc bien vrai, c’était la catastrophe, la séparation, l’abandon de ce qui restait de plus cher au gamin, sa dernière affection. Mais ce qu’il ne comprenait pas - comment l’eut-il compris, ce gosse - c’est que ce père qui semblait l’abandonner, s’en allait lui aussi, écrasé par un immense chagrin : celui de se séparer du dernier de ses enfants, après la disparition de sa compagne de vie : douleur d’homme que le garçonnet ne devait comprendre que bien plus tard, une fois devenu homme, lui aussi.

CHASSIGNET

Hé oui ! Le père d’un orphelin était un homme comme les autres, il avait du cœur et aimait ses enfants. Il se trouvait à ce moment dans une impasse et ne pouvait absolument plus s’occuper, élever, assurer un avenir normal à son enfant. Il pensait sans arrière-pensée qu’il serait mieux entre les mains de personnes étrangères et qu’il aurait une meilleure éducation pour affronter sa vie d’adulte. Ce que ne savaient pas ces pères, c’était l’immense vide sentimental qu’ils imposaient à leurs enfants. Et c’est, je pense, ce qui les a le plus marqués.

Mais le temps s’assombrissait, et l’homme à la petite moustache - vous l’avez tous reconnu, vous les anciens, Lucien (il avait 25 ans) le laitier - le chauffeur-livreur, le scieur, homme à tout faire - ce brave en avait vu bien d’autres et il n’était pas là pour faire du sentiment.

- Allez, petit, en route ! Et il me hissa dans la légendaire “voiture du laitier”. Ici pas de débrayage, ni de changement automatique ; un pet, un petit tas de crottin tout chaud et hue ! nous voilà partis.

- Où c’est qu’on va, M’sieur ? C’est loin ?

- On s’en va à Domois, tu vas trouver beaucoup de petits copains là-bas.

Je n’étais guère plus avancé ; de toute façon pour moi, c’était l’inconnu. Je préférai me taire et me contentai de regarder de-ci de-là les rares passants, la croupe arrondie du bourrin et d’écouter le bruit des sabots sur la route solitaire.

 

 

Notre “traction avant” avait bien donné, et avant la nuit, la carriole ralentissait, prenait une route à droite et s’engageait sur un chemin montant, caillouteux, malaisé.

- On est arrivé, me dit l’homme.

Mon cœur se mit à battre très fort, la peur m’envahit, l’envie de pleurer me reprit à nouveau. Je me sentais en sécurité, presque chez moi, dans cette voiture où le conducteur avait pris soin de ramener sur nous le gros cuir qui nous recouvrait jusqu’à mi-corps. Mais maintenant il allait falloir descendre, marcher, parler, aller je ne sais où. Et à dix ans, on n’est pas un homme ; les émotions de la journée m’avaient donné un air qui faisait peine à voir.

Une petite cour plantée d’arbres, déjà pleine de nuit ; des bruits confus de voix d’adolescents et d’enfants. Autour, des bâtiments qui, à la faveur de la nuit, ne firent qu’augmenter ma peine et mon angoisse. L’homme au petit béret, n’ayant pas fini son labeur, me confia à un gamin plus âgé que moi, qui, visiblement, était de la maison. Il parlait avec aisance, il souriait même, et tout de suite ce sourire me rassura : ça change si vite un enfant : le rire est près des larmes, la joie voisine la douleur, comme la confiance voisine la méfiance : le tout chevauchait dans le cœur du petit gars, mais il ne savait encore à qui céder le pas, jusqu’au moment où le gars de la maison lui avait dit gentiment :

- Viens avec moi, t’as pas l’air d’avoir chaud, viens on va se réchauffer. Et mi-souriant, mi-craintif, je le suivis là où il y avait un bon feu qui sentait bon... à la porcherie.

C’était vrai, je n’avais pas chaud, ni au cœur, ni au corps : me sentir là, seul, au milieu d’inconnus, loin du pays où papa s’en était allé, dans une maison qui me paraissait hostile. Tout cela me glaçait plus que le froid de cette journée, qui ne devait plus s’effacer de ma mémoire.

J’en étais là de mes réflexions devant la grosse norvégienne (marmite en fonte qui servait a cuire les pommes de terre pour les cochons) quand l’homme, qui m’avait amené, vint nous rejoindre. Alors, vous avez fait connaissance ? Ça va, vous avez l’air de vous entendre. Mets ton manteau, on va aller voir le père directeur ; vous ferez connaissance ; n’aie pas peur, va, il n’est pas méchant. Je pris congé de mon hospitalier porcher, le gars Pinger.

PINGER

Encore une figure de Domois qui est restée au service de l’orphelinat durant de longues années. Il s’est occupé de la vacherie, ce qui demandait beaucoup de responsabilités et de présence pour assurer la traite de la vingtaine de vaches que l’orphelinat possédait à ce moment-là. Il a été un fidèle serviteur de l’orphelinat et s’est dépensé sans compter pour que les orphelins ne manquent pas de lait chaque matin. Cet homme de cœur est mort à Domois qu’il n’a jamais quitté et repose dans le petit cimetière aux côtés des pères, sœurs et autres orphelins et amis qu’il a connus.

Mais revenons à notre petit orphelin qui devait avoir son premier contact avec la plus haute autorité de la maison.

J’emboîte le pas de l’homme au béret, nous traversons la cour et nous nous engageons dans un escalier de pierre, sombre, peu rassurant... et cela d’autant moins qu’au bout, il faudrait affronter face à face mon premier grand personnage ; aussi chaque marche m’enlevait-elle un peu de mon assurance. Arrivé en haut, mes jambes tremblaient, mon cœur battait, j’enlevai mon béret, ne sachant où le mettre, je le serrai bien fort dans ma main et nous entrâmes..

- Mon père, je vous amène le petit nouveau. Son père l’a amené rue Condorcet et c’est là que je l’ai pris. Oui, son père est reparti ; il a dit qu’il reviendrait dans quelques semaines prendre des nouvelles.

Lucien, je connaissais son nom maintenant, se retira, me laissant seul avec un prêtre d’un certain âge, petit, trapu, le crâne chauve entouré d’une couronne de cheveux blancs, drus et serrés. La physionomie était très mobile. Visiblement c’était un petit homme nerveux, avec qui il ne ferait pas bon avoir des histoires. Les yeux surtout avaient attiré mon attention : des yeux marron, profonds, vivants, scrutateurs, surmontés d’épais sourcils grisonnants : tel était mon nouveau directeur, dont j’allais bientôt apprendre le nom : le père Pergent, qui devait décéder quelques années plus tard dans des circonstances très particulières.

Les formalités d’usage terminées, le père se leva et coiffa son petit bonnet carré, une pèlerine noire sans capuchon et, sans plus, me pria de le suivre. Il m’emmena tout droit au réfectoire où le repas du soir allait avoir lieu.

Mes tribulations ne faisaient que commencer : à peine m’avait-il assigné une place que la porte s’ouvrait toute grande, laissant pénétrer un flot de gamins, suivis d’adolescents qui, tous, avaient l’air de savoir de quoi il s’agissait. Le repas des jeunes carnassiers allait commencer. Dès que chacun eût gagné la place qui lui était habituelle, une centaine de paires d’yeux me dévisagèrent. Je ne savais plus où poser mon regard ; à droite, à gauche, partout des yeux de jeunes fauves qui me dévoraient, comme si un intrus, entré par ruse, essayait de leur ravir leur pitance. Des yeux curieux, plutôt méfiants, en tout cas dénués d’aménité, sauf cependant pour les “grands” où je n’étais pas un danger immédiat pour le “rab” de layos. Section des moyens, le danger se rapprochait, mais il était clair que celui-là, il était chez les petits.

Le froupe sur le perron de la cuisine

A la section des petits où j’étais affecté, des regard d’envie se posaient sur mes deux voisins immédiats : ils savaient, eux ! Après la petite prière d’usage, ce fût un beau fracas de pieds de bancs, qui prennent des positions bien définies à l’avance : eux aussi rentraient en lice... Puis c’était la danse des gamelles, les unes en fer blanc, des anciennes aux creux profonds, aux bords bien relevés ; les autres en aluminium brillant, des nouvelles, moins profondes mais plus larges : elles étaient les plus recherchées, certains gredins sans doute en ayant jaugé le volume. Et par hasard, j’en avais une en “alu”.

Elles se remplirent les unes après les autres. Avec une attention délicate - et surtout intéressée - mon voisin, me remplit mon écuelle à ras bords avec un petit sourire de contentement, puis passa la soupière aux plus éloignés.

- T’en veux ? me dit-il.

- Oui, un peu.

- C’est bon, tu sais ! - Oui.

Et il éclata d’un grand rire, avant d’avaler la première cuillerée, mais je n’avais pas compris. Je n’avais aucunement envie de manger mais plutôt de pleurer, de vomir, de me sauver. Je pris ma cuillère et la plongeai dans ma gamelle, tout en remuant, tant pour me donner une contenance que pour me rendre compte de ce qui allait être désormais “mon pain quotidien”. J’en avalai bien la valeur de trois à cinq cuillères mais ça ne voulait plus passer.

- C’est bon ? me dit Chir, mon voisin.

- Oui ! Il était visiblement persuadé du contraire.

- T’en veux plus ?

- Non.

Et en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le contenu de ma gamelle avait disparu dans la sienne. Par prudence, il en avait laissé un petit fond, au cas où le surveillant, le père Pergent lui-même, serait venu s’informer de mon appétit. La chose ne manqua pas d’arriver mais à voir mon air de chien battu et ma gamelle presque vide, je suis sûr que le bon père, ce soir-là, ne se fit pas d’illusions, d’autant plus que mon voisin, le nez plongé dans les layos, était en plein travail. Ce lapement un peu prolongé chez mon compagnon aurait suffi à éveiller de justes soupçons ; il avait souvent fini bon premier ; au cas où il y aurait du “rab”, il ne fallait pas être à la traîne.

Le repas s’acheva sans histoire ; d’ailleurs, j’avais hâte de sortir respirer un bol d’air frais. Quelqu’un que je n’avais pas encore vu, nous prit en charge dès la sortie :

- Frère, y a un nouveau ici.

- Je sais, je sais, dit le frère, mettez-vous un peu en rang ; regardez-moi cette pagaie. Chir, Prétet, à genoux au pied de votre lit !

C’était le frère Alphonse Petit qui avait parlé.

Je pensai, à part moi : - Bon, après ce brouet spartiate, voilà des punitions à présent. Je ravalai ma salive et montai l’escalier de bois conduisant au dortoir des petits, où une autre personne nous attendait, les mains aux hanches un trousseau de clés pendant aux doigts. Mais ce n’était plus un homme en noir, c’était une sœur, trapue, carrée, taillée à la hache, le voile et la guimpe bien posés sur un front volontaire bien sûr : c’était la sœur Marie, une maîtresse femme. Elle m’assigna une place et me dit d’un fort accent alsacien :

- Est-ce que tu fais au lit ?

- Quelquefois, ma sœur, dis-je timidement.

- Ah ! il faut plus faire, sinon “fieu”, on ne sera pas bons amis.

En m’enfilant dans mes draps, je me jurai de faire attention. Il est toujours désagréable de s’attirer des ennuis et de se signaler à l’attention publique quand on arrive dans une maison.

Pour un gamin comme moi, la journée avait été longue, pleine d’embûches, riche en émotions. Aussi, je ne tardai pas à m’endormir d’un sommeil qu’on ne connaît qu’à cet âge. Je dormis profondément. Mais le lendemain matin, mon réveil fut un cauchemar, quand je me sentis... dans le lac. Je changeai de position, pensant faire office de fer à repasser, imaginant que d’ici le lever, il n’y aurait plus de traces. Je m’évertuais, mais en vain ! Un tour de clé dans la serrure de la petite cellule contiguë à mon lit me fit comprendre que j’étais perdu : la sœur au trousseau de clés sortait. J’ignorais encore tout des coutumes de la maison. Tout restait calme, personne ne bougeait ; sans doute n’était-il pas encore l’heure. La silhouette noire et blanche s’avança silencieusement, en s’arrêtant avec une précision qu’on aurait dit automatique, devant certains lits. Un bruit de ressorts qui grincent, des couvertures qui volent et v’lan : c’est la discipline en cordelettes de sœur Marie qui s’abat sur... les délinquants de la nuit.

Ce jour-là je fus épargné... mais pas les autres jours. La tournée générale terminée, sœur Marie tapait dans ses mains ; c’était le signal d’une nouvelle journée...

Voilà comment des enfants, traumatisés sans doute par ce qui leur arrivaient et n’ayant eu aucune approche et entretien préalables, qui auraient peut-être pu atténuer un tant soit peu cette nouvelle situation, étaient traités en ce début de siècle. Il ne faut pas voir par cette remarque du rédacteur le reproche envers les sœurs qui, je le maintiens, faisaient ce qu’elles pouvaient. Elles ignoraient très certainement que cet état de fait était dû à un problème de muscle annulaire fermant un orifice.

Mais notre ami tient à dire aux mamans qui pourraient nous lire, et qui auraient des enfants atteints de cette petite faiblesse... du sphincter, que les coups de cordelettes ne changeaient rien à l’affaire. Un conseil : pas de matelas pour ce genre d’exercice nocturne, mais une bonne paillasse, renouvelable à souhait (ce que les enfants atteints de cette maladie, auront par la suite, et qui ne réglera pas complètement leur situation, car ils étaient quand même considérés un peu comme des “parias” aux yeux de leurs camarades) une alèse au besoin et surtout... un peu de patience et beaucoup d’amour feront que vos enfants n’auront pas un réveil angoissé, ni un complexe d’infériorité dont ils auront longtemps à souffrir.

Pour faire suite à ce déchirant témoignage qui, encore une fois, doit sensibiliser tous les anciens de Domois et peut-être d’autres personnes qui liront ces lignes, je vais continuer de parler et rendre hommage à tous ces personnes qui ont vu défiler nos jeunes années.

Souvenons-nous de cet homme, que nous appelions tous : M. Pichot (frère Émile). Il semblait avoir été placé là par la Providence - à voir ses qualités humaines - pour combler une place laissée vide dans le cœur de tous ces jeunes garçons : place occupée jadis par une affection paternelle, aujourd’hui disparue.

Frère EMILE et son groupe

Il était la bonté, cet homme, plus, il avait un cœur de père, une tendresse de mère, pour les moutards déshérités que nous étions (en tout bien, tout honneur).

Que demande un gosse qui n’a plus de père, plus de mère ? Du pain, un toit, des vêtements ? Oui sans doute, mais par-dessus tout, ce qu’il veut, ce qu’il mendie, ce qu’il supplie qu’on lui donne ? c’est de l’affection, de la tendresse.

Et le frère Emile était de ceux qui la leur prodiguait. Je le vois toujours, ce brave homme, vêtu de bleu - il était à l’époque le chef incontesté de la menuiserie, son domaine - son inséparable casquette bien posée, légèrement sur le devant, ses moustaches épaisses, et qui piquaient les joues, quand il nous embrassait ; en mains, son paquet de tabac pour en rouler “une de gris” de temps en temps, et le briquet qu’il nous tendait pour que nous ayons la joie “d’allumer” : tel apparaissait frère Emile, la première fois qu’on l’approchait.

Les dimanches et jours de fête, peu de changement, il troquait son bleu de travail contre un costume de gros drap, une casquette plus propre, presque neuve mais sœur jumelle de celle des jours ordinaires. Enfin ses espadrilles de corde étaient de repos et il chaussait une paire de brodequins jaunes à tige montante : c’était frère Emile endimanché.

C’était chaque jour qu’il venait “se rajeunir” au milieu de ses “gamins” (c’était son mot). Après le repas de midi, et le dimanche avant la grand-messe, il apparaissait invariablement à la petite porte reliant le Saint-François-Xavier des étudiants avec la cour de l’orphelinat. Nous la connaissions bien cette porte, et à l’heure dite, nous observions les mouvements, espérant voir apparaître la casquette de frère Emile. Dès qu’il apparaissait, nous volions à sa rencontre, et c’était à qui serait le premier dans ses bras, pour l’embrasser “fort” quand il était bien rasé, et “tout doucement” quand ça piquait. Et chacun de lui raconter ses petits problèmes qui d’ordinaire ne passionnent pas les grandes personnes - peut-être aussi nos histoires ne l’intéressaient pas - mais il faisait, et c’est là qu’était sa bonté, comme si elles le passionnaient au plus haut point. En faut-il davantage à un gosse pour se sentir aimé ?

Au fait, je me trompe peut-être, car lorsqu’on aime, les choses les plus insignifiantes ont grande valeur ; pour lui elles en avaient une : nous faire sentir qu’il nous aimait.

Il savait bien que nous n’avions pas faim, frère Emile, mais il savait aussi que les petites douceurs n’étaient pas coutume... à l’époque. Les poches de son bleu, comme celles de sa veste du dimanche, en étaient toujours largement pourvues. C’était connu de tous : son dessert passait dans ses poches, c’était pour ses gamins. Une pomme, une mandarine, quelques petits biscuits, voire même quand c’était l’époque, un saint Nicolas en pain d’épice, ou de petits œufs de Pâques ; ce n’est pas grand-chose... quand on en a, mais quand on en est privé!.. et que c’est de si gentil cœur, alors si, c’est quelque chose.

Combien de ceux qui liront ces lignes ont connu et apprécié frère Emile, soit à la menuiserie où il avait en permanence un ou deux apprentis, soit au jardin ou dans les champs. Il était originaire de la Meuse, il avait en 1913 quitté sa maison, son atelier et suivi le Conseil de l’Evangile pour s’exiler en Belgique et devenir religieux chez les prêtres du Sacré-Cœur. Trois mois après son engagement religieux, c’est la guerre, la mobilisation, la vie au front pendant quatre ans.

Il rejoint la maison du Sacré-Coeur à Saint-Quentin, en partie démolie par les hostilités, où l’on réclamait un frère compétent pour se charger de la reconstruction.

Quand les prêtres du Sacré-Cœur viennent à Domois assurer la relève, le frère Emile quitte l’Aisne pour la Côte-d’Or (il devait y rester jusqu’à sa mort, 36 ans plus tard).

C’est alors qu’il prend la direction de la menuiserie. Il suffit d’examiner les bancs de la chapelle, les meubles de la sacristie pour constater que ce bon frère savait à l’occasion se hausser à la véritable ébénisterie. Le bois, il l’aimait, l’économisait, le travaillait avec passion, savait du moindre bout de chevron tirer le maximum. Les diverses essences n’avaient pour lui pas de mystère. Jamais aussi il n’était plus heureux que lorsqu’il pouvait planter, tailler, greffer : le bois vivant l’intéressant autant que l’autre.

Impossible de le “coller” dans ce domaine où il se perfectionnait sans cesse. Non seulement la plupart des meubles de l’orphelinat sont passés par ses mains, mais quasi tous les arbres de la propriété lui doivent la vie ou furent examinés, émondés, greffés par cet ami passionné de la nature et des fleurs aussi.

Travailleur infatigable, il était encore à l’ouvrage à 77 ans ! Et quand ses forces trahirent sa volonté, sa tâche fut désormais d’édifier sa communauté par une vie religieuse exemplaire et de prier. Le premier à la chapelle le matin, qu’il visitait même dans ses heures d’insomnie, il était pour tous ceux qui l’approchaient un modèle de ponctualité et de modestie.

Frère Emile est décédé à l’âge de 80 ans, sans souffrances, sans agonie, après une vie religieuse passée presque entièrement au service des orphelins.

Voilà encore l’histoire bien raccourcie d’un homme de bonté, qui mérite de tous les orphelins une éternelle reconnaissance.

Et notre ami Lucien Threis, vous vous rappelez, l’homme au béret et son cheval ! Je ne puis l’oublier, car lui aussi s’est donné sans compter pour Domois, il y resta 42 ans.

Lucien THREIS

C’était une figure pittoresque de la maison de Domois, on l’appelait d’ailleurs “Monsieur Lucien”.

Homme à tout faire, doué d’une force peu ordinaire, on le vit aussi faire le terrassier, le bûcheron diriger l’exploitation agricole du domaine pendant la guerre en l’absence du chef de ferme appelé sous les drapeaux.

Le verbe haut et parlant la langue de l’occupant, il défendait pied à pied les intérêts de l’orphelinat. On l’utilisait même comme fossoyeur pour préparer la dernière demeure des pères, sœurs et des orphelins parfois.

Mais sa tâche la plus courante était dans les années 1955-1960 celle de chauffeur-livreur, passant en quelques décades de la voiture à cheval à la 403 Peugeot ; nombre de fournisseurs, d’employés des Postes et de la gare, de clients de l’imprimerie se souviennent du personnage.

Pour avoir sillonné la ville un nombre incalculable de fois, il était imbattable quand il fallait retrouver le nom, l’emplacement et l’aboutissement d’une rue dijonnaise.

Les anciens basketteurs, petits et grands se souviennent des déplacements qu’ils ont fait dans la camionnette bâchée en sa bonne compagnie. Il n’a, même lorsque les jeunes champions gagnaient, jamais eu le moindre accident de la route.

Pourtant il fêtait doublement les succès acquis dans toute la Bourgogne. Il aimait beaucoup ces orphelins qu’il transportait au début du siècle dans son premier véhicule hippomobile, c’était moins dangereux.

Le chanoine Kir lui-même lui remit la médaille des vieux travailleurs, qui récompensait trente-cinq années d’activité généreuse et désintéressée à Domois. Il remercia par ces mots ce geste qui l’honorait au plus au point :

“Monsieur le député-maire, malgré vos nombreuses obligations nationales et régionales, vous avez accepté de venir en personne me remettre cette belle médaille. De tout cœur je vous en remercie.

Un grand merci à M. Avignant qui représente les Anciens. Dieu sait si j’en connais ! A travers vous, père directeur (c’était le père Le Berre), je m’adresse à toute la Maison de Domois. Je tiens à vous dire combien je suis heureux de travailler dans notre chère maison et “puisque les voyages forment la jeunesse” j’espère pouvoir m’y dépenser de longues années encore. Cette fête est aussi celle de tous ceux qui travaillent avec moi ici. Ils le méritent autant que moi.

Mes chers enfants, vous le savez, je ne suis ni docteur, ni ingénieur. Je suis un simple conducteur. Je tâche tout simplement de bien faire le travail que l’on me confie.

Vous aussi plus tard, soyez de fidèles travailleurs partout où vous serez. Et pour terminer, je vous dis avec La Fontaine, bien que je ne sente pas venir ma fin prochaine : “Travaillez, prenez de la peine, c’est le fond qui manque le moins !”

On voit dans ce personnage toute la modestie et le dévouement qu’il avait envers les orphelins et sa Maison où il se trouvait tellement bien...

Il n’a jamais, aux dires du père Le Berre, réclamé son salaire et ne prendra pas sa retraite et ses seules vacances furent de participer au pèlerinage bourguignon à Lourdes où avec une certaine fierté, il assurait les fonctions de porte-drapeau.

Sa santé commença à décliner mais jusqu’au bout il refusa de s’avouer vaincu et trouva encore à s’employer à de petits travaux domestiques ou au bûcher. M. Lucien s’en est allé un peu comme il est venu, sans bruit, après plus de quarante années passées à Domois en serviteur dévoué. Notre-Dame de Domois aura certainement bien accueilli cet homme qui ne venait pas de la religion, mais qui était tellement bon et généreux.

Les pères du Sacré-Cœur, comme nous l’avons vu plus haut, avaient bien du travail pour remettre en état cet établissement et ils désiraient aussi mettre en œuvre leur projet d’éducation. Il ont commencé par appliquer ce qu’ils avaient appris et fait dans leur jeunesse et dans des établissements différents où ils étaient passés.

Les jeunes pères et frères du Sacré-Cœur savaient occuper les orphelins dans les années 1935-1937. Parfois certaines activités n’étaient pas tristes...

L’un des pères avait pris l’initiative de mettre en place une troupe de scouts qui avait fière allure et aussi grande réputation. Lors d’un concours de district, à Gevrey, nos patrouilles s’étant particulièrement distinguées, un des chefs présents, le commissaire, je crois, disait “de la 1re Domois rien ne saurait nous surprendre”. C’était bien sûr un compliment, car nous donnions tout ce que nous avions dans le “ventre” pour montrer aux autres que nous les orphelins nous pouvions être aussi bons qu’eux. Et notre groupe théâtre a aussi meublé nos loisirs, grâce à la compétence du père Roblot, qui avait bien de la patience avec nous ; il faut avouer que nous ne savions quoi inventer pour lui rendre la tâche difficile. Le moment venu nous savions bien sûr nos textes et nos tirades, nous faisions un “triomphe” !

La troupe des Scouts

Le cinéma fait son apparition. Voici une anecdote qui montre comment cela se passait et mérite d’être racontée.

La voiture du projectionniste arrive un dimanche au beau milieu d’un petit monde déjà tout en effervescence.

- Chouette, y a du ciné ! On va rigoler ! Un film de Chaplin, dit Charlot, grande vedette de l’ancien temps, était au programme.

Voici que débouche le père Paul, il traverse la cour en coup de vent, selon son habitude ; calotte ronde sur la tête, l’œil allumé derrière ses lunettes qui lui font de gros yeux, une chaîne qui pend de l’une de ses poches de soutane, avec son inséparable trousseau de clés, et le non moins légendaire sifflet à roulette : agent indispensable de l’ordre et de la discipline. Au bout de chaque bras, une caissette qui parait peser son poids : c’est l’opérateur qui arrive avec armes et bagages. Il s’engouffre dans la salle de spectacle, “grande salle” comme on disait à l’époque. Ici, pas de cabine d’opérateur avec ses deux yeux carrés. Non, une table qui tient bien d’aplomb... avec une cale en dessous.

Pas d’embobineuse électrique, mais une bonne manivelle et puis... des pinces, du fil, de la colle, des ciseaux, des bobines de fil électrique pour baladeuses, etc., etc., le tout pêle-mêle à proximité de l’appareil à manivelle.

- Bon, frère, vous pouvez faire rentrer, c’est prêt !

Pas besoin de faire la guerre au guichet pour prendre un billet, l’entrée est gratuite. On est même prêt à vous rembourser si vous n’êtes pas satisfait, comme dans les grands établissements. Mais allez donc faire rentrer calmement une telle bande : ça se bouscule, tout juste si l’appareil ne va pas faire connaissance avec la dalle de ciment.

- Bon, tout le monde est en place. Lumière !

Ca s’éteint ! Un moment de silence, une petite lampe s’allume, l’écran devient lumineux. Bon ça démarre, quelques coups de manivelle, un petit bruit qui signifie : tout va bien, on peut y aller, et un titre apparaît : clair, lumineux, un peu de travers, et qui danse la carmagnole avant d’avoir trouvé sa place définitive :

“Charlot dans ses nouvelles aventures”

Un “ah” admiratif et approbateur salue notre vedette, et le film commence. Rires étouffés, rires aux éclats, commentaires en sourdine ou à haute voix, tout y est. Cela durait bien depuis un bon moment, les nerfs étaient détendus, l’atmosphère plus calme... quand tout à coup, un bruit étrange, bruit de moteur exhalant son dernier soupir. Lumière !

Tout était prévu, un petit gars, ces jours-là, devenu spécialiste se tenait en permanence auprès du commutateur pour les besoins de la cause, et cette cause était fréquente : la panne. Un “oh” désapprobateur, presque angoissé, s’échappe avec un ensemble charmant. Chacun essaie de voir, de comprendre, se lève, se rassied, se relève pour supputer les chances de succès... ou d’insuccès.

Mais le père Paul est là : aussitôt armé du ciseau, de la colle, il coupe, il assemble, il recolle ; la calotte en bataille, l’œil inquisiteur, la main habile ; la chance tourne de notre côté et Charlot va nous revenir. Quelques coups de manivelle. Lumière ! Ça redémarre ! “Ah” comme d’habitude. Eclats de rires, les commentaires reprennent. Charlie se décarcasse, fait des acrobaties, “fauche” des semelles, moulinette du pépin, s’assoit sur une poêle brûlante. Et voilà qu’en pleine action “crac” ! Lumière ! Cette fois-ci c’est plus sérieux, le “oh” est resté dans les gorges, et l’on envisage la reprise du film un autre jour. Désastre !

Ah, je vois, vous ne connaissez pas notre cinéaste ! Dix minutes d’entracte. Et le père Paul fouille, déplace, replace, pose des questions, s’énerve.

- Mais où est cette boîte ? Je l’avais mise là ! Peine perdue ; on la cherchait à droite... elle était à gauche, dans la caissette à bobines, avec la colle et les ciseaux.

Un “ah” de soulagement et de la petite coquine sort une belle ampoule toute neuve pour remplacer sa soeur morte dans l’exercice de ses fonctions. Il avait tout prévu, le technicien de la maison. On est sauvé ! Chacun reprend sa place. Lumière ! Le commutateur s’abaisse, nous laissant quelques instants dans l’obscurité... redoutable.

On repart oui... mais... la bobine est à l’envers : cela ne dérangeait nullement notre Charlot, habitué à ces excentricités ! Lumière ! Le Père Paul s’éponge, marmonne un peu entre ses dents, s’adressant sans doute à sainte Rita, la patronne des causes désespérées, en une prière qu’il aurait souhaitée plus intime. Bon, voilà Charlot sur ses pieds... Lumière... Et pour la troisième fois, la séance recommence. Et plus Charlot se démène, fait de singeries, plus l’assistance vibre, se trémousse, jubile, rit et pouffe.

Vous me croirez si vous voulez, eh bien, on est arrivé à passer toutes les bobines, et il restait encore du fil, de la colle, et tout l’attirail pour... la prochaine séance.

Le narrateur de cette fameuse séance de cinéma, ne dit pas à quelle heure cela s’est terminé.

Chacun se souvient, surtout dans la section des petits, des séances de projection de “Tintin et Milou”. Là aussi nous en avons eu des sueurs froides, car la lampe du projecteur lâchait souvent et le père Humbert (“dix heures dix”), ne prenait pas la précaution d’en avoir une de rechange...

Nous devions attendre le prochain jeudi pour connaître la suite des aventures de notre idole.

Mais nous étions si heureux de pouvoir avoir de si belles récompenses, car bien sûr il fallait mériter de tels avantages.

A Domois, les pères du Sacré-Cœur faisaient le maximum pour que les orphelins puissent s’épanouir dans le “meilleur des mondes”. Les orphelins travaillaient sans doute, mais ils apprenaient aussi, pour certains leur futur métier. Et leur premier maître fut un de leur ancien compagnon.

Le groupe avec 3 soeurs

D ’après Robert Cousin, un de ses anciens apprentis des années 1945-1950, M. Morisot était de petite taille, toujours sa casquette sur la tête, peut-être pour cacher une calvitie déjà bien avancée et les quelques cheveux gris-blancs qui lui restaient. Au coin des lèvres, un mégot de cigarette souvent éventré, toujours éteint. Il les roulait lui-même, aussi fallait-il qu’il les recollent et les rallument souvent, penchant la tête sur le côté pour ne pas brûler la visière de sa casquette, avec un briquet dont la longue flamme avait tout d’un chalumeau (les briquets de ce temps-là marchaient à l’essence).

M. MORISOT

Je le revois encore trottinant avec ses grosses charentaises, aller de son petit bureau, faire le plein de son briquet à la bouteille d’essence qui trônait sur le marbre. Il était discret, bienveillant, presque paternel. Il fallait faire une grosse bêtise pour le voir fâché. Quand, en composant, nous lui demandions l’orthographe d’un mot ou l’accord d’un verbe, il nous récitait par cœur tout le paragraphe le concernant. Il connaissait sa grammaire et toutes les règles typographiques “sur le bout des doigts”.

Eugène Morisot fut un des premiers orphelins du père Chanlon et il a été également un des premiers apprentis. Après son départ de l’orphelinat à ses 18 ans, il part faire son petit tour de France, sur le “trimard” ou le compagnonnage, comme on disait à cette époque. Puis, après quelques mois, trouvant son bagage de connaissances suffisant, il rentre à nouveau à Domois, mais cette fois pour y prendre la direction de l’imprimerie, qu’il assurera jusqu’en 1949. C’était un homme laborieux et sa tâche n’a pas toujours été facile, avec les apprentis qu’il était chargé de former, jamais cependant il n’a connu de découragement.

Ce travail, il l’a toujours accompli avec un grand dévouement, donnant à chacun les conseils nécessaires pour apprendre d’une façon parfaite un métier, difficile certes, mais plein d’avenir. Cette tâche était parfois très rude, il faut le reconnaître, nous qui avons profité de ses leçons et de ses grandes connaissances du métier d’imprimeur. Modeste, il l’a été toute sa vie, ne recherchant jamais la gloire ni les honneurs. Son mérite en était d’autant plus grand.

L'imprimerie


M. Morisot, est décédé à l’âge de 85 ans, il n’a jamais quitté Domois, lui aussi fut un brave homme au service des orphelins et de Domois. Lors de cette période, d’autres personnes aussi humbles aidèrent la Maison et participèrent eux aussi à la vie des orphelins. Je ne peux en parler avec autant de détails que celles que j’ai citées ci-dessus, mais elles méritent aussi de faire partie de ce récit :

Binoco et Zizi, deux hommes ayant été recueillis très certainement depuis le début par le père Chanlon et gardés ultérieurement par les pères du Sacré-Cœur. Zizi était sourd et muet, il s’occupait principalement des w.-c. de la maison, et il déambulait dans la cour et les allées avec son seau qui semblait lui peser. Il n’hésitait pas à se mettre à genoux pour gratter consciencieusement la cuvette en ciment avec son couteau de poche.

Binoco et Zizi aidaient à la ferme, au jardin et faisaient les tâches les plus désagréables. Je me souviens que chaque année ils vidaient la fosse des latrines qui se trouvaient dans la cour des grands (actuellement terrain de basket) et des petits (cour intérieure du château).

Il fallait voir ces pauvres hommes dans ces fosses, les pieds et les mains dans ces excréments et suffoquant parfois de ces odeurs nauséabondes. Ils remontaient la marchandise aux seaux et ceux-ci étaient vidés dans une tonne que Lucien épandait dans le jardin ou les champs alentours. Ces pauvres hommes étaient “persécutés” parfois par les enfants qui profitaient de leur faiblesse d’esprit et en rigolaient. Ils ne s’en rendaient sans doute pas compte mais il arrivait que les plaisanteries allaient trop loin et cela pouvait dégénérer, heureusement que les chenapans avaient de bonnes jambes...

Nous leur devons notre reconnaissance même si ce qu’ils ont fait n’était pas spectaculaire à nos yeux.

J’aimerais aussi parler de Robert Commaret (dit Toutou), on ne sait qui a pu lui donner ce surnom ? Il est arrivé un jour à Domois en 1934 et n’en est plus reparti.

Robert COMMARET

Il était employé à la couture, à la buanderie, la cuisine et au ménage. Un homme très simple et se contentant de presque rien, ne se plaignant jamais, il était heureux à Domois. Il est décédé à l’âge de 79 ans en 1997.

A Domois la vie continue et les directeurs se succèdent après avoir rempli leur mission, tant morale, éducative et protectrice envers les orphelins.

En 1934, un nouveau bâtiment plus moderne fut construit par le père Beck, destiné dans un premier temps aux vocations tardives des pères du Sacré-Cœur et qui, par la suite, après la guerre de 1939-1945, accueillera les orphelins de la 4e génération (en 1947). C’est lui qu’on voit de loin installé sur la butte quand on parcourt la route de Seurre. L’architecture de l’ensemble est simple, mais équilibrée. Des plates-bandes courent le long des murs, des fleurs agrémentent la cour d’entrée. La disposition intérieure dénote un grand sens pratique. Réfectoire spacieux et net, sur lequel débouchent les cuisines dont les installations modernisées sont remarquables. Salles de classe très vastes et bien organisées. Salles de récréation où l’on ne mettait pas souvent les pieds, quelquefois en hiver et encore...

La superbe chapelle digne des cathédrales, où nous avons passé tellement d’heures... Au premier étage, le dortoir des grands avec ses 40 lits alignés en rangs d’oignons et les lavabos. Au deuxième, celui des petits était du même acabit. La partie centrale était réservée aux bureaux des pères. Durant la guerre, les Allemands en prirent possession puis les Américains jusqu’à la Libération.

La chapelle

 

Les anciens qui ont vécu cette période gardent des souvenirs les plus divers et nous allons comme précédemment, apporter différents témoignages tout aussi sincères et sans partialité.

Mais avant de parler des activités et péripéties des orphelins, j’aimerais présenter une sœur qui a passé tant d’années à Domois et ce, jusqu’à sa mort. Sœur Alice est arrivée en 1921, elle avait 31 ans. Elle était employée à la cuisine et pendant plus de trente ans, elle s’est évertuée à satisfaire les ventres des enfants, toujours insatiables. Il fallait une santé de fer et un dévouement d’acier, surtout que les 17 dernières années, elle fit seule la cuisine pour 120 personnes, aidée simplement de quelques marmitons, qu’elle soignait d’ailleurs comme ses propres enfants. Cela peut expliquer et excuser que ses plats laissèrent parfois à “désirer”, comme le souligne notre ami Robert Cousin qui n’a jamais apprécié sa soupe aux lentilles.

Le principal trait de caractère de sœur Alice était sa grande bonté. Elle était radicalement incapable d’en vouloir à quelqu’un. Quand le frère Clep, par exemple, allait lui demander les notes des orphelins en fin de semaine :

- Celui-là, disait-elle parfois, c’est un chameau, un fainéant, il mérite une très mauvaise note !

- Quelle note voulez-vous que je lui mette ? - Mettez-lui un huit ! (sur dix)

Elle les aimait tellement, ses petits cuisiniers, qu’elle lavait et repassait elle-même leur linge. Et si l’un d’eux était souffrant, elle le couchait dans sa réserve et le dorlotait comme une vraie mère.

Les basketteurs rentraient-ils tard le soir, sœur Alice était encore là pour leur fournir un bon repas chaud et une friandise supplémentaire, s’ils avaient bien défendu le drapeau de Domois. Eh oui ! à Domois il y avait un esprit : le saint bien sûr, mais aussi l’esprit de corps.

Du matin au soir, elle était là auprès de sa cuisinière du siècle dernier (avant la modernisation dont il a été question plus haut). L’après-midi elle ne s’éclipsait qu’une petite heure, pendant laquelle d’ailleurs elle allait faire son adoration à la grande chapelle. La cuisine est faite de travaux pénibles pour une femme. Sœur Alice s’y entendait comme pas une pour susciter des bonnes volontés, quand le besoin s’en faisait sentir. Qu’il s’agisse de découper un quartier de viande ou de déplacer un sac de ravitaillement, Lucien ne savait pas lui résister.

La cuisine

Béthune, Dijon, Domois, sa vie s’est passée entièrement au service des orphelins. Nul ne m’en voudra, si je précise même que son grand amour, j’allais écrire : sa grande passion, fut notre cher Domois. Elle est décédée à l’âge de 67 ans en 1957.

Deux sœurs méritent aussi que l’on mentionne ici leur passage, il vaudrait mieux dire leur installation dans cette maison qui, à ce que l’on voit, semble ne vouloir jamais laisser partir ceux qui y viennent, autres que ses orphelins.

Sœur Emma faisait déjà partie de l’équipe du père Chanlon en 1908. Elle avait, comme je le disais plus haut, la surveillance de la division des moyens. Puis un peu plus tard, comme d’autres, elle rejoignit la salle de couture où il y avait tellement à faire.

Sœur Rémy était moins connue des orphelins. Elle a vécu effacée mais ne s’est pas reposée une minute malgré son âge et ses infirmités. Même à 88 ans, dans ses dernières années, elle assurait le ménage et l’entretien de la petite communauté, repliée dans l’aile droite du château. Elle est partie comme elle a vécu, sans faire de bruit.

Soeur Emma et soeur Rémy

Je ne peux ne pas parler, et tous les anciens ne me démentiront pas, d’une sœur qui reste dans tous leurs cœurs : sœur Rosalie qui fut pour les enfants de Domois une véritable maman. Ça y est le mot est lâché.

Pour moi, elle était effectivement la maman qui manquait très certainement à l’enfant de neuf ans sur qui, arrivant comme tout à chacun dans cette maison complètement désorienté, elle avait posé un regard non pas de pitié, mais de grande sympathie, de bonté devrais-je dire.

Elle n’avait pas la charge de surveillance, elle n’aurait pu le faire car elle était si bonne... mais lorsqu’elle rencontrait les enfants dans la salle où l’on venait chercher un vêtement, elle ne faisait aucune différence.

Elle aimait, j’en suis certain, tout le monde, même ceux qui faisaient plus de bêtises. C’est elle qui desservait le réfectoire des pères et des frères. Ceux-ci mangeaient ensemble, très souvent quelques enfants aidaient sœur Rosalie à mettre de l’ordre. Ainsi ils pouvaient “piocher” et manger les restes au fond des plats ! Sœur Alice s’étonnait parfois que les plats reviennent à la cuisine complètement vides, mais comme sœur Rosalie, gentille, avec son sourire de “bonne maman”, elle fermait les yeux.

Soeur Rosalie

 

Il serait peut-être temps de parler d’une Dame dont le père Chanlon avait fait la protectrice des orphelins de Domois. Vous vous en doutez, il s’agit de Notre-Dame de Domois.

Il serait intéressant d’en connaître ses origines et les archives de l’abbé Quillot, curé de Fénay, nous apportent de précieux renseignements.

D’où venait cette statue tellement vénérée depuis d’ailleurs la fin du XIIe, d’époque romane, cédée indûment par le citoyen Poinsotte à l’église de Fénay ?

Taillée dans un bloc de chêne évidé pour la rendre plus légère, Notre-Dame de Domois est représentée assise sur un cathèdre, portant l’Enfant-Jésus sur son genou gauche. Sa main droite tient un sceptre terminé par une sphère. Elle est chaussée : ses chaussures se terminent en pointe, le sculpteur en a rabattu les bouts sur le socle. Par leur forme, ces chaussures rappellent celles qui étaient en usage vers les Xe et XIe siècles. La ligne générale en est assez fruste et l’auteur paraît être un artisan imagier plus qu’un artiste. Les détails de cette sculpture permettent aux spécialistes d’affirmer qu’elle remonte à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle.

Le lecteur sera sans doute content de savoir ce qu’il advint de notre chère Madone, à partir de la Révolution. M. l’abbé Quillot, curé de Fénay de 1856 à 1876 (il vivait encore au moment où le père Chanlon était sur le point de créer l’orphelinat de Domois), dit dans ses notes, que la statue de Notre-Dame de Domois fut d’abord placée au-dessus du banc des chantres de Fénay, côté Evangile (ce qui prouve bien qu’elle venait bien de Domois). Elle fut ensuite reléguée dans le clocher (au grenier) sans doute à cause de la laideur de ses formes. Cependant, des connaisseurs m’ont engagé à la replacer dans l’église, en la faisant repeindre avec les mêmes couleurs, à cause de son antiquité, et à la replacer au-dessus des chantres de Saulon-la-Rue. On lui attribue un miracle. On dit qu’un boiteux, après l’avoir invoquée, lui laissa sa béquille et s’en retourna guéri. Je tiens ces détails de la veuve Roussotte, de Fénay, mais tous mes paroissiens disent qu’elle a fait un autre miracle. C’est une tradition générale.

Au moment de la guerre de 1870, les femmes de Fénay ont voulu que la Vierge de Domois sorte du clocher et soit replacée dans l’église. Ce geste des femmes de Fénay devait trouver immédiatement sa récompense dans la protection singulière et providentielle dont bénéficièrent les trois villages de Domois, Chevigny-Fénay, Saulon, au cours de la guerre de 1870.

Ce point d’histoire ayant été contesté, nous avons de nouveau consulté minutieusement l’historien qualifié qu’est l’abbé Quillot, curé de Fénay à l’époque.

Sur les 49 mobilisés de la paroisse (soldats et francs-tireurs) qui participèrent, entre autres aux batailles de Forbach et Gravelotte, ainsi qu’au siège de Metz, il y eut deux blessés. Les trois villages : Domois, Chevigny-Fénay et Saulon furent occupés durant la période de 1870 à mars 1871, date du départ des derniers Prussiens ; il n’y eut que quelques accrochages verbaux et physiques mais n’allant jamais mettre la vie des habitants en jeu. Il était pourtant normal d’avoir peur car les occupants avaient tous les droits : de piller, massacrer, violer, brûler, c’est ce qu’a dit le chef d’escadron qui se trouvait là à cette époque. Pour toutes ces raisons, les paroissiens eurent une éternelle reconnaissance envers cette Vierge miraculeuse.

Depuis 1888 la statue fut rendue au père Chanlon qui avait préparé pour elle une magnifique chapelle et reprit cette même année, après une interruption de près d’un siècle, la tradition du pèlerinage, le premier dimanche de mai.

Le père Chanlon ne se contenta d’ailleurs pas de ramener Notre-Dame chez elle : il voulut conduire à ses pieds, comme au temps des Bénédictins de Saint-Bénigne, la foule des pèlerins bourguignons. Voici le tract d’invitation qu’il prépara pour la circonstance : “Avant la Révolution, des pèlerinages annuels et nombreux avaient lieu à Domois pour y honorer la Madone miraculeuse, Notre-Dame de Domois.

L'orphelinat bâti avec les matériaux et sur les ruines de son ancien sanctuaire et gardien de la précieuse statue, veut rendre à Marie la gloire des jours anciens, et le premier dimanche de mai renouera dorénavant l’antique tradition des pèlerinages de Dijon et des populations environnantes”. Cette tradition se renouait le 6 mai 1888 et n’a été interrompue que pendant la période des deux guerres mondiales. Ce jour-là, Domois revêt sa parure de fête et la Vierge est portée processoralement à travers les allées boisées de la propriété.

Le pélérinage

Pour les orphelins, cette journée était très belle et les “petits” étaient en première ligne. La meilleure place en ce qui me concerne était celle de l’enfant de chœur ; nous étions vêtus d’une aube rouge et d’une chasuble blanche bardée de jolies broderies au bout des manches et au bas se rapprochant de celui des prêtres. Puis quelques “grands” (des costauds) étaient choisis pour faire fonction de porteurs. La Vierge était mise sur une plate-forme qu’ils devaient soutenir sur leurs épaules durant une bonne heure. A la suite venaient les deux sections des petits et grands et les pères et sœurs de la Maison. Se joignait à nous la foule de pèlerins qui venaient de toute la région. C’était par cars entiers qu’ils arrivaient et chaque fois on pouvait en compter plus de mille. Et nous récitions des dizaines de chapelets et des cantiques à la gloire de cette Dame qui, aux yeux de nos protecteurs, le méritait sans aucun doute. Et nous finissions toujours ce pèlerinage en lui adressant une dernière fois ce fameux cantique :

Chez nous bonne Mère
Chez Nous bonne Mère
Nous vous aimons tous
Daignez toujours vous plaire
Chez Nous, chez Nous
Avec confiance
Nous disons tous
Malgré nos défaillances
Restez chez Nous !
Douce et Bonne Marie
Entendez notre voix
O Vous Mère chérie
Qui veillez sur Domois.

Combien de fois l’avons-nous entonné ? Le frère Clep aimait particulièrement le chanter Chacun peut penser ce qu’il veut, mais beaucoup peuvent maintenant après tant d’années se dire que peut être Notre-Dame-de-Domois les a un peu protégés, comme le père Chanlon le lui avait demandé en fondant son orphelinat. Combien de fois, nous nous sommes agenouillés devant cette statue, en maugréant parfois parce que le temps nous paraissait bien long, parfois aussi d’une manière très spontanée parce que nous voulions vider notre cœur dans celui de notre Mère.

Le pélérinage

 

A la Libération en 1945, le père Helleringer, alors directeur, entouré d’un bon nombre de pères et frères fait ce qu’il peut pour que Domois ne se retrouve pas comme en 1920, lors du départ du père Chanlon.

Les orphelins continuaient d’arriver et la guerre, les privations ne faisaient qu’accentuer cette terrible situation. Voici un témoignage de l’un de ces orphelins, qui malgré les 50 ans qui le séparent des premiers, ne change pas beaucoup.

De la place Wilson, je pris le tram n° 6, qui devait me déposer au terminus à Longvic et quittai la route de Seurre pour prendre l’allée de Préville bordée de sapins. J’apercevais au loin, en haut du chemin, la masse grise du “château” de Domois.

J’étais très triste, car je quittais des parents nourriciers, appelés aujourd’hui famille d’accueil, que j’aimais beaucoup et qui me le rendaient bien, me considérant un peu comme leur treizième enfant. C’est certainement à ce moment-là que j’ai appris à pleurer de l’intérieur, tout en souriant extérieurement d’un air indifférent.

Il est des peines qui ne s’extériorisent pas, on a déjà sa fierté d’homme... à 12 ans ! Ce jour-là et peut-être pour la première fois, je pris conscience que j’étais vraiment orphelin, puisque ma mère avait décidé de me retirer de cette famille pour me mettre à Domois.

En arrivant devant le grand bâtiment, on s’adressait à la porte de l’aile droite marquée “concierge”. Un vieil homme dont je ne me souviens plus du nom, mais qui était l’unique locataire, est venu nous répondre et nous emmena, ma mère et moi, chez le directeur qui, à l’époque, était le père Helleringer et dont le bureau se trouvait dans les vieux bâtiments au-dessus de l’ancienne chapelle. Quant à moi, on me laissa en bas, à la chapelle, pour prier pendant que ma mère réglait les formalités d’entrée.

Je ne me rappelle pas avoir beaucoup prié ce jour-là, le cœur n’y étant pas, mais je me suis bien rattrapé par la suite, car comme nous n’étions pas nombreux à savoir servir la messe, en latin à l’époque, nous nous retrouvions souvent de service pour l’office du matin.

On me conduisit dans la section des “petits” qui se trouvait dans le bâtiment parallèle à la route de Perrigny, aujourd’hui disparu. Je fis la connaissance des deux surveillants : père Brousset et frère Charles.

La période d’avant et d’après guerre fut à Domois assez bousculée et malgré cela l’œuvre du père Chanlon continuait à se parfaire. C’est en 1946 qu’une nouvelle équipe succède à la précédente et nous allons voir arriver les pères Vai et Buhecker, hommes clés de l’orphelinat. Ils apportèrent un changement radical et profitèrent aussi de la disponibilité du château qu’ils occupèrent en 1947. Mais avant de prendre la direction de l’orphelinat, ils ont dû commencer à la base comme surveillant des “petits” concernant le père Vai. Le père Buhecker remplaçant le père Brousset à l’économat.

Le père Masson, nouveau directeur, remplace le père Helleringer. Le frère Clep est remplacé par le père Mathieu et frère Javaux pour assurer la surveillance des “grands”.

Il y avait toujours la même école, les mêmes jeux, la même soupe, les mêmes corvées, mais l’esprit de Domois changea. Plus de coups de sifflet stridents pour le réveil, père Vai tapait dans ses mains. Le sifflet existait toujours car il fallait bien s’en servir lors des rassemblements à la fin des récréations, il y avait un tel “brouhaha”, vous pensez 40 enfants dans une cour... Mais même le son du sifflet du père Vai nous semblait plus harmonieux. Nous avions droit de rentrer au chaud en salle de jeux, quand il faisait vraiment trop froid. Plus de “privé de manger”, ni d’éternel “piquet”. La méthode d’éducation avait changé et les enfants obéissaient aussi bien.

Les pères Vai et Buhecker : l’un à la direction et l’autre à l’économat.

Ils ont été bien aidés par le père Mathieu, arrivé en même temps comme surveillant des “grands”. C’est lui qui lança le sport à Domois : basket, football, athlétisme et cela avec des moyens rudimentaires.

Ces activités, principalement le basket, furent reprises par le père économe.

Le basket

La cour du bas

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